Prélude formatif [Libre]

« Cours. Cours à t’en brûler les cuisses, à t’en consumer les poumons. Cours à en calciner ton souffle, jusqu’au vomissement s’il le faut. Tu franchira de part et d’autres les sous-bois, trois fois, chaque jour. »
Le regard sombre de l’élève de niveau supérieur glaça les sangs du jeune garçon.
« Et ce durant une semaine. Actuellement, il n’y a rien que l’on puisse tirer de toi. »

Kiyoshi reçut une tape contre son dos, sans savoir s’il devait l’interpréter comme étant un encouragement ou une simple poussée afin qu’il commence l’exercice.
Inspirant lourdement, les jambes branlantes, le novice se mit néanmoins en route.
On était venu le trouver aux aurores de son troisième jour au dojo, estimant apparemment qu’il avait suffisamment prit ses marques et pouvait entamer sa formation. Mais que pouvait-on faire d’un gamin chétif, mou, et qui plus était à constitution maladive ? Certainement pas l’initier au combat, il n’avait aucune endurance, aucun talent, rien, simplement rien.
Les élèves sans aucune aptitudes n’étaient pas forcément rares, mais commençaient plus tôt, et pour Kiyoshi, il y avait bien sept années de pratique assidue a rattraper.

Le feuillage vert pâle du sous-bois défilait à ses yeux sur ce fond gris si caractéristique qui annonçait l’aube. Alors que dans sa course irrégulière, il évitait de son mieux les branchages épars et les racines traîtresses, il sentait son souffle devenir plus bruyant, une respiration courte qui lui serrait douloureusement la gorge. Pour l’heure, c’était muni des ailes de la frayeur qu’il se précipitait, brûlant petit à petit ses maigres réserves d’énergie.
Emergeant de buissons épineux touffus qu’il repoussait de ses fines mains écorchées, un soupçon de détresse le fit hoqueter. Saurait-il retrouver son chemin à travers les bois ? Sur quelle distance s’étendaient-ils ? Risquait-il d’y passer une journée entière, ou même la nuit ? Et encore, que ferait-il si la forêt était peuplée de bêtes sauvages ?
Manquant se trébucher à cause de son manque de concentration, le jeune garçon secoua la tête pour s’éclaircir les idées, et se focalisa sur sa course.

Après quelques minutes, ses jambes affaiblies demandaient grâce, et le jeune garçon n’eut d’autre choix que de leur concéder un trot au rythme moins soutenu. La maladresse d’une chute lui entailla les genoux et fit saigner les égratignures de ses paumes, lui coupant de même le souffle alors que ses membres glissaient sur la terre humide et qu’une racine le frappait à la poitrine. Toussotant en retenant courageusement les larmes brûlantes qu’il sentait poindre, il resta étalé contre le sol de longues et douloureuses secondes avant de se redresser.

Adossé à un arbre, tête basse, Kiyoshi eut un sourire las. C’était bel et bien à cela qu’il s’attendait en signant auprès de l’homme au masque, Kun’tou. Ces trois premiers jours l’avaient surpris, le cadre était paisible et vivant, et bien qu’embarrassé, il ne s’était pas senti mal au dojo. Le but avoué de la formation qu’on lui proposait lui nouait bien entendu la gorge, mais… mais… alors qu’il acceptait le contrat, il avait compris que c’était cela, ou la rue… voire pire.
Serrant les dents en songeant qu’on l’observait peut-être, Kiyoshi s’efforça de poursuivre son chemin.

Bien qu’ayant désir de ne pas s’arrêter, de faire le trajet d’une traite, comme l’attendait certainement son formateur attitré, le novice dut à de nombreuses reprises s’astreindre à se reposer. Il avait l’impression que les os de ses cuisses s’enfonçaient dans sa chair, et cherchaient à l’abandonner à chaque nouvelle foulée.

Le soleil était haut et éclatant dans un ciel dépourvu de nuages lorsqu’il eut achevé sa première traversée du sous-bois. S’arrêtant encore, mis à mal, le jeune garçon recracha un petit-déjeuner qu’il n’avait pas pris, et tomba à quatre pattes, tant épuisé que désespéré.
Savoir qu’il lui fallait faire encore cinq fois le parcours qu’il venait d’effectuer brisait le peu de force mentale qu’il s’était octroyé au cours de sa première traversée.
C’est en sachant qu’il n’y parviendrait pas et en tremblant de tous ses membres qu’il se releva, et fit demi-tour en clopinant.


Kiyoshi ouvrit les yeux. Il avait mal, et froid. Un sueur glacée maculait son échine, son ventre, ses cuisses et son front. Entre ses cils papillonnant, il s’efforça de voir, et de comprendre. Il avait de la terre et des feuilles humides sur le visage, et s’essuya d’un revers de main d’une propreté tout aussi douteuse, mais ce n’était pas la seule raison de sa mauvaise visibilité. La nuit était tombée, et c’est une lune pleine qui coulait vers lui son regard lumineux. Il s’était endormi ! Quand ?! Il ne se souvenait même pas être tombé… ! Son exprit méticuleux lui souffla qu’au vu de son état de fatigue actuel, il avait probablement perdu connaissance.
Kiyoshi sourit de dépit, quel glorieux ninja…
Le garçon serra les poings, et murmura.
« Allez… encore deux fois… »
Il poursuivit en marchant, écartant d’instinct les obstacles végétaux qu’il connaissait désormais mieux après quatre traversées.
Son ventre hurlait famine, et ses jambes lui semblaient vidées de toute énergie. Il ne put que marcher, lentement et longuement marcher, tremblant en percevant les cris d’animaux sauvages, fictifs ou réels que son ouïe lui transmettait.
Alors qu’il se sut arrivé au trois-quart du parcours, l’enfant se prit à vomir une nouvelle fois. Il n’avait guère plus que du liquide à cracher, et dans un état qui touchait de trop près au désespoir, se demanda s’il n’était pas plus censé de se laisser mourir.
Moins douloureux peut-être… encore que s’il devait périr à cause de la faim, son estomac à titre d’exemple lui montrait quel genre de souffrance il aurait a endurer avant la délivrance. Essayer de s’ouvrir les veines ou de se trancher la gorge avec des ronces lui parût tout aussi stupide, et c’est cherchant moyen de quitter son long supplice qu’il poursuivit machinalement son trot saccadé.

Kiyoshi, contemplatif, se prit à obscurcir la douleur farouche qui frémissait de ses cuisses à sa gorge en épiant la nature de son regard habitué aux ténèbres. Toujours, et bien que manquant de courage, il poursuivit, avec une exaspérante lenteur.

Les pénibles foulées du jeune garçon ralentirent lentement, il tituba l’espace de quelques secondes et prit finalement appui contre un tronc escarpé de sa main écorchée. Kiyoshi avait le regard pâle, délavé par l’effort et la peine, ses yeux cernés essayèrent de capturer l’image de l’inconnu au travers des mèches trempées par la sueur qui couvraient son visage.
Courbé sur lui-même et haletant, ses lèvres lâchèrent un rire faible, peut-être accompagné de larmes que sa chevelure humide voilaient.

Le jeune garçon parut essayer de dire quelque chose avant d’être coupé d’une violente quinte de toux. La bouche sèche, il plissa fortement les yeux, et articula d’une voix brisée.
« C’est un exercice... »
Le novice eut l’air de vouloir ajouter autre chose, hésita de longue secondes, puis s’adossant à l’arbre, releva la tête vers l’étranger en dégageant de ses joues rosies par l’effort sa chevelure rebelle.
« Merci. » Dit-il, les commissures de ses lèvres relevées dans un sourire enfantin, plein de douceur. Essayant de reprendre son souffle, Kiyoshi notait mentalement que c’était bien la première fois que l’on s’occupait un tant soit peu de son état ou bien-être depuis sa venue au dojo. Sa reconnaissance avait été pour le coup, toute naturelle, peut-être même un brin trop candide.

Il massa prudemment les muscles endoloris de ses cuisses, les traits contractés par la souffrance, et se força à se remettre au pas. Marchant avec peine et lenteur, les dents serrées et le menton relevé avec volonté. Kiyoshi dépassa son interlocuteur, chassant la terre des plaies à ses paumes, puis se retourna d’un geste mesuré. D’un air circonspect, il dévisagea Benjamin, notant le discret accent de ce dernier et la différence de ses traits – bien que pour lui légère - qu’impliquaient sa nationalité. Loin du regard scrutateur et implacable du formateur, Kun’tou, celui de Kiyoshi exprimait un curieux mélange de curiosité, d’intelligence, et de politesse. Lui adressant un furtif signe du tête, il se mordit la langue afin d’en extirper un peu plus de salive, et enfin se lança.
« L’on m’ordonne de le faire, seul. Bien qu’hésitant, il poursuivit, s’attardant sur la teinte sombre et diffuse d’un ciel qui précédait l’aube. Et de recommencer dans quelques heures… Parcourir les sous-bois de part et d’autres, trois fois chaque jour, six traversées consécutives… alors qu’une seule suffisait à entièrement annihiler le peu d’endurance qu’il possédait. Il dissimula le tremblement de ses bras à son interlocuteur en les glissant derrière son dos.
Pouvez-vous… ne pas me suivre ? Afin que j’en finisse seul ? » Kiyoshi fit quelques pas en arrière, l’air suppliant afin qu’on ne le voit pas accompagné lorsqu’il rentrerait au dojo.
Courtoisie exigeant qu’il attende la réponse de son vis-à-vis avant de prendre congé, le jeune garçon se maintenait prêt à repartir.

Il avait projet, outre de s’écrouler comme une masse pour un répit de quelques heures sur son futon, de rendre une exceptionnelle visite au cuisiner. S’il mettait chaque fois un plus grand nombre d’heures qu’il n’en fallait au soleil pour parachever sa boucle céleste, il lui était nécessaire de disposer de provisions pour la journée…
Pour le moment, il dormirait… s’éveillerait pour le réfectoire matinal, et donnerait suite à la torture.

La pensée saugrenue que peut-être reverrait-il le conciliant étranger en forêt le traversa.

Benjamin haussa un sourcil. Comment pouvait-on demander à un novice, inexpérimenté, apparemment inapte au sport intensif, de faire des exercices aussi durs ? Il y avait eu un malentendu, il en était presque sûr.
Lui-même se limitait à un tour par jour, c'était bien suffisant ; et il semblait d'une forme physique largement supérieure à celle de son interlocuteur. Si sa musculature n'était pas très développée, son endurance, elle, l'était ; mais demander plusieurs fois le tour du sous-bois ! Benjamin en aurait été incapable. Et on ne lui avait rien demandé, pourtant. Lui, personne ne lui avait donné de consigne. Peut-être l'autre était là depuis longtemps, et avait déjà eu des cours... quelque part, à son air perdu, désolé, Benjamin en doutait. Ou peut-être l'avait-on tout simplement remarqué pour inapte à s'entraîner seul ? Le jeune homme se promettait d'essayer de l'accompagner dans son entraînement, au moins dans les arts du combat, si pas à l'échauffement physique, si jamais il le revoyait vivant.
Il s'inclina légèrement devant lui.

- Benjamin Myers, pour vous servir.

C'est vrai, quoi, il en avait oublié les règles de politesse élémentaires, se présenter devant l'inconnu...

- Si jamais vous souhaitez me retrouver lors de votre prochain passage, faites-moi signe... je tâcherai de vous trouver.

Tout ce qu'il voulait, c'était se montrer sympathique vis-à-vis de l'autre, novice comme lui, apparemment. L'aider à supporter ses premiers jours.

- Ne vous tuez pas à la tâche, je crois que c'est la dernière chose que l'administration voudrait - et vous-même, d'ailleurs.

Sur ce, Benjamin se tourna, sans attendre de réponse, et se dirigea vers le cœur du bois, pour continuer son propre entraînement. Seul, évidemment, comme toujours depuis qu'il était là.

Bousculé par la bise nocturne, le feuillage émettait un chuintement qui était doux aux oreilles de Kiyoshi. Le sifflement du vent, ces furtives caresses qu’échangeaient les arbres, ces mots qui bruissaient dans l’air se mélangeaient en une discrète mélopée rompue par les assourdissants battements de son cœur. Paupières mi-closes, le jeune garçon acquiesça une fois lentement, happé par la langueur que nourrissait sa fatigue et son abattement.
Il murmura tardivement son nom au dos de l’étranger, à moitié conscient que la distance avalerait le faible son de sa voix, puis se détourna.

Son pas, monocorde et dénué de toute force, le mena une dizaine de minute plus tard à l’entrée du dojo. Une expression absente sur son visage livide, Kiyoshi traversa tel un fantôme les couloirs. Il gravit en silence les escaliers, et se porta jusqu’à ses appartements en traînant du pied. Ses vêtements souillés glissèrent lentement sur sa peau claire et humidifiée par la peine alors qu’il se glissait au lit.
Le sommeil eut vite fait de le prendre sous son aile.


Lorsque Harumune Kiyoshi ouvrit les yeux, ce fut avec une évidente surprise qu’il caressa du bout de ses doigts le drapé capitonné de son futon. Il sentait chacun de ses membres comme plus lourds, récalcitrants au moindre de ses gestes. Courbaturé, il se tira hors de sa couche en gémissant.
Le soleil distillait ses premiers rayons par l’unique étroite fenêtre dont sa chambre était pourvue, et la teinte pâle qu’il révélait du ciel comme les épaisses cernes nichées sous les yeux du jeune garçon témoignaient de l’heure peu avancée de cette nouvelle journée.
Mettant à profit le temps dont il disposait, Kiyoshi se lava consciencieusement à l’eau froide, et se frictionna avec vigueur afin qu’il ne subsiste de la terre et des filets de sang séché encastrés dans son épiderme qu’une peau rosie à force de frottement, couverte de discrètes égratignures d’un rouge piquant sur ses mains et ses genoux.

Prenant quelques secondes pour souffler et pour masser les muscles de ses cuisses, il s’habilla de manière à n’être embarrassé par ses vêtements, et descendit en vitesse au réfectoire.

Affamé, il déjeuna d’œuf cuit sur riz blanc, d’une généreuse portion de poisson grillé, de quelques de ces petites prunes salées dont il put se saisir, et se força même a consommer un peu de nattô. Son repas achevé sur un large bol de thé vert, Kiyoshi eut la bonne idée de remplir des restes de son petit-déjeuner deux épaisses boites à Bento, qu’il glissa dans son sac avant de se précipiter vers la partie arrière du dojo, jouxtant le sous-bois.
Au passage, il compléta son attirail d’une pleine bouteille d’eau, puis s’attela sans grande bonne humeur à l’exercice qui lui était destiné.

Alors qu’il s’économisait, tirant leçon de la journée précédente où il avait avec bien trop d’entrain consommé ses précieuses réserves dès les premières minutes, Kiyoshi se prenait à jeter de nombreux épars coups d’œil aux alentours. Ses souvenirs brumeux lui rappelaient de manière diffuse sa rencontre avec Benjamin, même si le visage de l’étranger y avait perdu de sa netteté. Peut-être avait-il en partie imaginé les paroles qu’ils avaient échangés ?
Haussant les épaules nerveusement, le jeune garçon s’efforça à de plus larges foulées afin d’esquiver le vicieux entrelacs de racines se tordant contre le sol.


Kiyoshi eut néanmoins le temps de faire sa première traversée, sans être le moins du monde dérangé par autre chose que les bruyants gazouillis des créatures du bois.
Sagace, il saisit l’occasion de s’asseoir sous les frondaisons et se décida à prendre une pause de dix bonnes minutes.

Buvant lentement à sa bouteille, prenant garde à en économiser le plus possible, c’est un Kiyoshi perdu dans ses pensées et concentré sur sa respiration qui leva vivement la tête vers l’étranger.
« Bonjour. » Acquiesça t-il les yeux légèrement écarquillés alors qu’il essuyait les gouttes qui dégoulinaient sur son menton. Glissant à nouveau son eau dans son sac, le jeune garçon croisa placidement les mains sur ses genoux avant de répondre. Ses gestes encore saccadés, témoignaient bien plus de sa fatigue que ne le faisaient ses paroles maladroites.
« Je vais bien… Kiyoshi s’autorisa un pâle sourire. Je manque juste un peu de pratique…»
Un air imperceptiblement contrit fila sur son visage, bien sûr qu’il était épuisé, mais il n’y avait pas grand chose à faire pour y remédier… il savait évidemment qu’il passerait encore une entière journée à vomir toute l’eau et la bile de son corps pour se coucher aux aurores, et recommencer encore et encore, inlassablement. Penser qu’il lui restait six jours de cette torture a endurer lui nouait la gorge et l’estomac.

Mais Kiyoshi savait aussi qu’il était inutile de se plaindre, aussi fit-il de son mieux pour maintenir neutre son expression. De quoi aurait-il l’air à geindre à tout va auprès de la première personne paraissant se faire un semblant de souci pour lui ?


« Dites… Prononça finalement l’enfant avec une certaine réserve, comme au sortir d’une longue et muette réflexion. Pourriez-vous arrêter de me vouvoyer ? C’est… étrange… ça me gêne un peu. » Acheva t-il en détournant le regard.
Kiyoshi, second fils d’une famille aisée, bien qu’initié aux plus recherchées subtilités de la politesse nipponne, n’avait jamais lui-même été vouvoyé. Et vu son jeune âge, il pensait cela tout à fait justifié.
« Kiyoshi suffirait. »

Embarrassé de s’être exprimé ainsi, le jeune garçon guetta du coin de l’œil la réaction de son interlocuteur. Il espérait qu’à la différence de l’élève qu’il avait précédemment rencontré au réfectoire, celui-ci n’était pas a toujours prendre avec des pincettes, encore que Kiyoshi ne s’estimant pas particulièrement grossier, il avait trouvé exagérées les réactions de cet étudiant de niveau supérieur.
Et puis… peut-être qu’en s’y prenant bien, il aurait un peu de compagnie pour les jours prochains… Après tout, l’autre lui avait de lui-même proposé de l’accompagner, du moins lui-semblait-il…
Il ne gardait qu’un très vague souvenir de leur rencontre, l’épuisement avait fait son œuvre, et jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau le voir, il lui avait été impossible de se remémorer les traits de son visage. D’ailleurs, le fait de n’avoir apparemment affaire à un natif du Japon piquait Kiyoshi au vif.
Intrigué de ne voir l’étranger s’exprimer dans sa langue maternelle, il fit un léger commentaire à ce sujet.
« Vous parlez bien le Japonais. »

Ses fugaces paroles quittaient à peine ses lèvres lorsque Kiyoshi perçut son erreur. Consciencieusement attentif, le sang du garçon au teint laiteux parût fuir son visage alors qu’il observait les sèches nuances qui s’imprimaient sur le ton et l’expression de Benjamin. La tête basse, et l’air peut-être un peu las, son regard plein de confusion procédait à un minutieux examen des feuilles humides collées sur ses jambes claires constellées de boue. Il s'attendait à être vertement tancé en guise de représailles...
Les yeux mi-clos, la tempête qu’il avait présagée ne déferla pas, et c’est avec une timidité toute enfantine qu’il se releva vers l’étranger à gestes lents, presque prudents pour s’excuser d’un murmure.
« Pardon. »

Sa curiosité lui causait bien des soucis… Kiyoshi se promit de s’abstenir à l’avenir de prononcer d’oisifs commentaires de ce genre, et dans le cas précis de son interlocuteur, de ne plus jamais piper mot sur le sujet. Si Benjamin ne désirait pas s’étendre sur ses origines, il était assez peu courtois de sa part de s’y intéresser plus que nécessaire.
Encore qu’une partie acerbe de son esprit eut vite fait de lui susurrer que ce n’était tout de même pas une façon de lui répondre ! Après tout, il ne pouvait que tout ignorer les tourments de chacun ! Mais la discrète susceptibilité froissée du garçon fut bien vite apaisée par le ton que choisit l’étranger pour poursuivre la conversation.

Sur deux jambes pantelantes, Kiyoshi se leva avec un rien de fébrilité. Il nettoya de quelques petits coups secs les feuilles mortes et la terre qui s’accumulaient sur sa tenue, et le souffle toujours court, étira brusquement son dos endolori. Réajustant ses effets dans son sac, et le passant en bandoulière, le jeune garçon se préparait à repartir.

Face à l’étranger, il nota sans grande surprise les quelques centimètres qui les différenciaient, et qui le poussaient à légèrement lever les yeux pour croiser les siens.
Un doigt porté à ses lèvres, se prenant de nouveau à réfléchir, le jeune Kiyoshi hésita brièvement, comme s’il avait craint de susciter une autre regrettable réaction, mais garda finalement courage pour soutenir bravement.
« Je ne vous tutoierai pas. L’index quitta sa bouche pour venir s’agiter devant Benjamin, dardant un ongle vindicatif esquissant de subtiles paraboles contre l’air afin d’appuyer les propos du garçon. Vous êtes plus âgé que moi, ce ne serait pas convenable. »

« Il faut respecter les formes. » Lâcha t-il finalement avec un sourire qui gâchait le caractère qu’il voulait solennel de sa déclaration.


Finalement, un imperceptible haussement d’épaules fut la seule réponse qu’il donna à la dernière remarque de l’étranger. Il ignorait encore trop ce que lui réservait le dojo pour s'avancer en de vaines suppositions... et son esprit retors lui glissa sombrement qu'il pourrait bien tomber dès ses premières missions, et donc rapidement trancher les liens qui pourraient être tissés.
Kiyoshi émit un petit soupir, et son regard porta derrière Benjamin alors qu’il se représentait la route qui lui restait à faire. Il ne dit rien de plus, et les mains croisées dans son dos, dévisagea l’étranger.

A la moue, entre boudeuse et apeurée qui se présentait sur le visage du jeune garçon, il était aisé de comprendre sa situation et son dégoût… La pause qu’il s’était octroyé prenait fin, et il ne fallait pas qu’il prenne plus de retard. L’épreuve lui était suffisamment dure ainsi.

Seize années ? Il avait pensé l’écart un peu plus ample… Une mauvaise estimation de sa part semblait-il. Mais Kiyoshi ne répliqua pas, il n’était pas très loquace d’ordinaire, encore que la fatigue ait eu tendance à rompre le fil de ses habitudes.
D’un simulacre de haussement d’épaule, il songea qu’il ne pouvait après tout forcer ses interlocuteurs à le tutoyer, ils le faisaient d’ailleurs machinalement. Un brin d’originalité dans ses maigres relations ne lui ferait aucun mal.

Le jeune garçon fit mine de reprendre courage d’une grande inspiration résolue, et acquiesça d’un « A votre guise » avant d’ajouter plus doucement « Merci ».

La décision de Benjamin lui faisait autant plaisir qu’elle ne lui procurait de la gêne. Le souvenir de l’état dans lequel il avait fini le jour passé, était vif dans son esprit, et bien que n’entretenant qu’un égo relativement ténu, il serait embarrassant de laisser loisir à son compagnon de constater sa faiblesse. Peut-être un peu tard pour penser à ça… tant pis.
Cependant, il serait de même moins enclin à abandonner s’il avait de la compagnie…

Il ne glissa qu’un très bref regard à l’étranger avant de repartir. Kiysohi n’était pas spécialement véloce, et son endurance était déjà bien entamée, il était certain que son compagnon le rattraperait ou le doublerait à son aise.

Kiyoshi s’efforçait de bien respirer. Quand bien même chacune de ses inspirations était comme brûlante, trop aigüe et piquait sa gorge. Il imaginait que chacune d’entre elle purifiait son sang, éliminait ses toxines, et renouvelait son énergie, qu’à force de pratique il y aurait moins de douleur. C’est donc pleinement concentré sur ses pensées afin d’échapper à sa peine qu’il s’exerçait.

Trop lunatique, sa chaussure fit une légère glissade sur une racine humide, et manqua de justesse d’étaler le jeune garçon par terre. Affichant une pleine grimace, Kiyoshi se contraignit à prêter plus d’attention au terrain, et par la même occasion, à la personne qui trottinait à ses côtés.

« Quatre jours maintenant. » Répondit-il un brin pensif avant d’hocher la tête en direction de l’étranger. « Et vous ? »

Probablement plus longtemps. Encore qu’il ne semblait pas encore avoir bien pris ses marques. Il y avait quelque chose dans la voix de son compagnon qui lui laissait penser qu’il n’était pas non plus d’un naturel très loquace, un soupçon de gêne ou de perplexité, bien que Kiyoshi fut bien trop attelé à faire son « exercice » pour y réfléchir plus que nécessaire.
Le jeune garçon vint à se demander s’il avait déjà accompli une mission…

La question laissa Benjamin perplexe. Il savait qu'elle arriverait, il l'avait posée lui-même, mais il ne savait pas, il n'avait aucune idée dde quand il était arrivé. Le temps prenait des allures bizarres ici. D'autant qu'il n'avait pas de montre.
-Je... je ne sais plus. J'ai perdu le compte du temps, en fait.
Aucune idée ? Même pas une petite idée ? Si, sûrement... Retraçons les évènements. Arrivée au dojo, réveil. Rencontre avec Kun'tou puis avec les interrogateurs. Une semaine, probablement. Bien que la pièce fut sombre, sans fenêtre, et sans repos : ç'aurait aussi bien pu être 4 jours. Puis au bout de ça, rencontre avec Morgana. Début de l'entraînement. ça, ça faisait dans les 3 ou quatre jours, il doutait que ce fut plus.
-Entre une semaine et dix jours, je dirais... Pas beaucoup plus...
Il était mal à l'aise. Cette question l'avait vraiment gêné... et là, il avait du mal à le cacher. Il continua à courir, concentré sur ses respirations. Sans s'en apercevoir, il avait encore ralenti. L'autre l'avait presque dépassé. Il accéléra pour se mettre à niveau. Ils étaient vraiment deux novices, venant chacun d'arriver, et laissés quasiment à eux-mêmes. Et tant qu'à être laissés tous seuls, autant mettre à profit les moyens laissés.
-Dites... Après cette course, vous dirait-il de commencer un entraînement plus... constructif ?
Ce disant il avait sorti le livre de taijutsu de sa poche, et il se demandait déjà s'il était assez compétent pour pouvoir même proposer ce genre d'activité.

Kiyoshi écoutait son compagnon avec un mélange de curiosité et de perplexité. Entre une semaine et dix jours. Quelle différence avec lui-même qui chaque soir comptait le temps passé au dojo ! Une différence de caractère sans doute, se dit le jeune garçon en levant pensivement les yeux vers les frondaisons. Cependant, il ne s’y attarda guère, et se reprit bien vite à étudier les obstacles du terrain pour éviter d’y piquer du nez.

Cherchant malgré lui une probable raison qui expliquerait le malaise de Benjamin, Kiyoshi se mit à réfléchir à ce qu’il savait de lui jusqu’à présent. Il en avait brossé un portrait qui le représentait comme une personne un brin taciturne, ombrageux, avec ses propres soucis d’un domaine apparemment très personnel. Les yeux du jeune garçon ne lâchèrent pas l’étranger durant de longue secondes de réflexion, un regard scrutateur et attentif, peut-être même dérogeant légèrement à la politesse la plus élémentaire.
Kiyoshi se souvenait l’avoir la première fois croisé de nuit, à une heure bien tardive… ce qui corroborait avec le fait que Benjamin avait une plutôt vague notion du temps. Un peu noctambule peut-être, voire même insomniaque s’il en croyait les traits tirés sous ses yeux.

L’index sur les lèvres, comme l’exigeait son tic, il commençait à appréhender le laconique personnage.

« Un entraînement plus constructif… » Répéta à mi-voix Kiyoshi, le souffle court.
Sourcils froncés, il eut une réelle hésitation. Cet élève – peu importait qu’il soit – lui avait donné un exercice précis, peut-être trop difficile, mais précis. Et de nature docile, le jeune garçon se voyait mal désobéir… Pourtant… au vu de l’état de ses jambes tremblotantes, il aurait volontiers fait autre chose, histoire de respirer un peu.
De plus, Kiyoshi aurait préféré conserver un peu de compagnie, maintenant que l’on dispersait sa solitude, il n’avait guère envie d’y replonger… ne serait-ce que pour la journée.

« D’accord… » Acquiesça t-il finalement, songeant avec malheur que tant que la chose restait physique, il y avait bien peu de chance qu’il s’en sorte convenablement.

Pendant le reste de la course, Benjamin resta plongé dans ses pensées. Il avait presque regretté sa proposition au moment où il l'avait lancée. Certes, il avait un livre, l'autre paraissait tout sauf illettré, il comprendrait sans trop de difficulté ce qu'on lui demanderait, ce qui était expliqué dans le manuel... mais.... Benjamin ayant, malgré ses quelques jours de plus au dojo, une expérience bien supérieure à celle de Kiyoshi, tel qu'il le percevait, du moins dans les arts martiaux, ce serait à lui de lui expliquer clairement les bases de travail. Et il n'avait jamais rien enseigné. Un tourbillon dans sa tête.
Si Kiyoshi parlait, posait des questions, il n'en savait rien, pendant le reste de la course. Il devait lui répondre laconiquement, mécaniquement, si effectivement il demandait quelque chose, mais il n'écoutait pas vraiment. Il répondait tout de même, après tout, on lui avait dit qu'il répondait aux questions qu'on lui posait quand il dormait. Mais il aurait été absolument incapable de dire à un tiers ce qu'il avait dit ou fait pendant ces quelques minutes de course.
Sa concentration manquante lui permit de revenir à la réalité. Une racine mal placée, qu'il n'avait pas vue, les yeux dans le vague, et il s'affala par terre, ratant au passage la roulade qu'il tenta. Les mains en sang, de la terre dans la bouche, il se contenta d'un "pardon" avant de continuer. Pourquoi pardon ? Bah.
Il se reperdit dans ses pensées un court instant, pensant à ce qu'il allait faire travailler à Kiyoshi. Souviens-toi. Fais un effort. Ton premier cours de ju-jutsu. Non, il n'y arrivait pas. Pas de mémoire. Quoique. Bien sûr... Ça lui revenait. Tout lui revenait. Il sourit.
-Bien, je pense que nous avons assez couru, non ?
Pour illustrer ce qu'il venait de dire, il s'arrêta, et, haletant un tant soit peu, entreprit de s'étirer un peu les jambes. Il cessa au bout d'une dizaine de secondes, et ressortit le livre de sa poche.
-Les arts du taijustu, dit-il en souriant. On commence par voir les bases de sécurité, les chutes.
Pour la suite, il improviserait, se disait-il.

Kiyoshi observait circonspect le mutisme de son compagnon. Il avait bien tenté de réengager la conversation, surpassant difficilement sa timidité pour lancer l’assaut de quelques discrètes questions, mais jamais il ne fit mouche. Laconique à un point où s’en devenait même vexant, le jeune garçon se demandait s’il avait commis une nouvelle erreur. Un mot de travers qui lui aurait échappé, un regard mal interprété… pour finalement songer que peut-être l’étranger se lassait tout simplement de sa compagnie. Bien qu’envisageant la chose avec un peu de peine, cela ne l’aurait étonné, il n’était pas spécialement divertissant... A l’image de l’étudiant tatoué avec qui il avait déjeuné trois jours plus tôt, les gens s’agaçaient facilement de son comportement. Il devait y avoir quelque chose dans sa nature qui rebutait, un poil trop de mollesse, de passivité, mais bien qu’en ayant conscience, Kiyoshi répugnait à se métamorphoser pour leur complaire.

Plongé finalement dans une course silencieuse, le jeune garçon renonça au dialogue. Après tout, cela lui évitait une énième gaffe… De plus, la seule furtive présence du bruit des pas de son acolyte lui mettait du baume au cœur. Il se sentait plus enclin à poursuivre l’exercice maintenant qu’il savait la peine partagée, que le rythme de l’autre changeait de concert avec le sien, connaissant un ralentissement de plus en plus perceptible à mesure que le temps s’écoulait et que les jambes du garçon faiblissaient.

Tout à coup, Benjamin se déroba à son champ de vision. Interdit, Kiyoshi s’arrêta brusquement, d’une glissade sur le sol humide. Une exclamation effrayée quitta ses lèvres alors qu’il tendait, impuissant, la main vers l’étranger. Une grimace voilant son visage, le garçon le vit chuter, compatissant silencieusement à sa douleur. Après nombres d’allers et de retours, il esquivait machinalement les obstacles naturels qu’il avait décelé, il était tombé bien plus que nécessaire pour connaître l’affliction ressentie…
Confronté à l’ébauche de roulade destinée à ménager ses blessures, une part critique de l’esprit du garçon maugréa l’équivalent d’un « c’était quoi ça… ? » tandis que Kiyoshi, partagé entre l’éclat de rire et le souci de son intégrité physique, se décida à demeurer d’un implacable stoïcisme.
« Vous allez… bien ? » Lâcha t-il dans le dos de l’étranger, haussant les sourcils au seul « Pardon » qui lui fut répondu, pour finalement discrètement pouffer de rire avec de reprendre la route.

Le teint rougi par l’effort, Kiyoshi ne rechigna pas interrompre l’exercice lorsque Benjamin le proposa. Tombant assis dos à arbre noueux, la bouteille sortie du sac et vissée à ses lèvres, il acquiesça en direction de son compagnon, et lui tendit sans un mot l’eau qui restait.
Le bras tendu, observant du coin de l’œil l’étranger qui feuilletait son livre, le garçon ouvrit son sac de la main gauche, puis sortit les deux boites à bento dont il s’était muni avant de partir. Prenant la décision de sacrifier le repas qu’il ferait ce soir, il tendit de même l’un des déjeuners à son compagnon.

Les bases de sécurité, les chutes… ? Kiyoshi avait un aimable sourire qui en disait long sur ce qu’il en pensait.
« Peut-être que… vous pourriez m’expliquer l’aspect théorique tout en mangeant ? » Siffla-t-il d’un ton pressant, les bras lourds à force de les maintenir tendus. De plus, il était pressé de commencer, il avait une faim de loup.

D’un geste précautionneux, Kiyoshi fit faire à ses baguettes et au riz qu’elles contenaient le long trajet existant de ses lèvres au bento sur ses genoux. Benjamin prenant la parole, le jeune garçon se redressa légèrement contre son arbre, et poursuivit lentement son repas froid tout en écoutant la leçon qu’on lui présentait.
N’ayant absolument aucune expérience de quelque sorte qu’elle soit en taijutsu, ni même été contraint au combat, qu’importe son genre, Kiyoshi s’était imaginé tout autre chose. Quelque chose de plus… grandiloquent, de plus impressionnant… aussi une introduction exposant les dangers d’une chute lui paraissait presque anecdotique après deux jours à courir et à s’écrouler de fatigue contre les obstacles végétaux du sous-bois.
Malgré le divertissement qu’il éprouvait, Kiyoshi s’efforça de demeurer du plus grand stoïcisme possible, quitte à parfois dissimuler son expression derrière ses baguettes, il n’était pas question de froisser son « professeur ».

La boite à bento mangée de moitié, le jeune garçon rangea dans son sac son déjeuner. Il pensa se lever alors que l’étranger achevait son explication, mais sentant ses jambes encore flageolantes, il prit parti de rester assis. On le sentait aisément pensif et dubitatif devant la démonstration « d’évacuation de l’énergie libérée », d’une simple chute donc, et il ne parût pouvoir se retenir de prendre la parole.

« Est-ce réellement une chose que l’on doit apprendre ? » Commença-t-il d’un air étonné.
Se grattant nerveusement le cuir chevelu de sa main gauche, il semblait regretter son intervention, mais poursuivit.
« Ce que je veux dire… c’est qu’il me semble qu’il est naturel lors d’une chute de placer ses mains entre le sol et soi… » Ses paumes égratignées en témoignaient, il leur jeta un furtif regard avant de continuer piteusement. « C’est une sorte de réflexe d’autoprotection, non ? »

Véritablement perplexe, il dévisagea Benjamin avec contrition. Après cette simple et brève introduction, Kiyoshi avait déjà l’intuition que ce n’était pas une discipline dans laquelle il excellerait. Néanmoins, malgré ses doutes, il ferait en sorte de ne pas oublier ce que l’on venait de lui apprendre.

Ses lèvres esquissèrent un discret sourire, il se demandait comment Benjamin interpréterait sa réaction.

[ Si ça ne vous gêne pas, un professeur de Taijutsu est à votre service ]

Pikadon courrait.

Elle ne courait certainement pas comme Kiyoshi, les poumons en feu. Elle courait avec l’expérience de quelqu’un qui n’a jamais passé sa vie à faire autre chose que chercher à atteindre un objectif le plus rapidement possible.

Courir lors d’un entrainement avec le bataillon, courir lors d’un assaut, courir pour échapper à la police et courir pour fondre sur une proie et lui briser la nuque.

Et elle ne courait certainement pas pour fuir.

Sur son visage, un air qui aurait parût étrange à ceux qui la fréquentaient. Elle n’avait pas son sourire tendre mais les lèvres pincées, les sourcils froncés qui donnaient un air colérique à ses yeux marron. En tout point, elle avait l’air de la concentration extrême mais ce n’était pas comme si elle fixait son esprit à éviter une chute, ses jambes parcouraient comme si elles l’avaient toujours fait les sous-bois et ses yeux étaient fixés droit devant-elle.

En réalité, elle pensait à ce contrat qui la liait contre son Ogata. Oh non, Pikadon n’en avait pas de remords, elle se demandait simplement comment faire. Il y avait de gros obstacles sur la route qui menaient à la mort d’Ogata.

L’un d’entre eux était la surenchère de ninjas de rangs Master fidèles aux maîtres autours de lui.

Elle était en train de s’imaginer compressant le cou de Kun’tou quand elle entendit des voix. Ce n’est pas elles qui la firent s’arrêter, mais les propos qu’elles tenaient.

Elle s’avança un peu en veillant à cacher sa présence et jeta un regard, furtivement, à la scène. C’étaient deux enfants, bien plus jeunes que Pikadon l’était. Mais elle ne devait pas être plus âgée lorsque, pour la première fois, elle avait fait valdinguer son point dans la tête d’un gamin, un chef de gangs, fait d’adolescents en perdition, que l’Angleterre craignait tant.

« Bon, alors, les chutes sont la bases de tout art martial à mains nues, donc du taijutsu. » Jusque là, il avait raison, mais la suite la fit doucement sourire.

Elle regarda celui qui parlait le plus chuter et se relever, certainement, il n’était pas d’un rang très élevé. Alors, quand elle entendit la question de l’autre luron, elle partit à rire et se dégagea des arbres, révélant à leurs yeux sa présence.

« Vous vous trompez, vous parlez des feuilles sans même avoir parler de l’arbre. C’est pour ça qu’il ne comprend pas, c’est pour ça aussi que votre geste est brouillon. On n’embrasse pas l’éternité si on n’est pas capable de la voir. »

Elle eut un sourire gentil tandis qu’elle essuyait ses tempes avec une serviette rouge, une couleur qui lui allait si bien et qui rappelait celle de ses cheveux et de sa personnalité tout entière, flamboyante.

« Pour bien comprendre une chute, il faut d’abord connaître son corps. » Elle jeta un regard envieux sur leur bento, mais revint vite à leurs yeux, en alternance. « Enfin, ah ah, je me présente d’abord. »

Elle baissa la tête, rapidement et d’à peine quelques centimètres, on était loin des courbettes nippones.

« Pikadon, pour vous servir. »

[ Ordre de post : Pikadon -> Benjamin -> Kiyoshi -> Pikadon etc. ]

Le rire de la demoiselle déchargea contre l’échine du garçon une pleine dose d’électricité. Aussitôt droit comme un « i », il exonéra ses jambes tremblantes à se relever, et foudroya Pikadon de son regard interdit. Kiyoshi pinça les lèvres. Depuis combien de temps les avait-elle écouté avant de se dévoiler ? Les espionnaient-on à dessein ou n’était-ce qu’une simple coïncidence ? Forgeant à son visage un masque d’impassibilité qui sans erreur, s’inspirait de la mine quotidienne de Kun’tou, Kiyoshi écouta ses paroles avec attention, méditatif, afin de laisser à son compagnon l’initiative.
Le garçon tiqua lorsqu’il entendit Benjamin se présenter. Pikadon, Benjamin Myers… L’échange ne lui paraissait guère équitable. Il tint fermement la laisse à son indignation, « Quelle était cette façon de se présenter ? Peu importait la différence d’âge et de statut ! » et demeura expressif à en faire pâlir la pierre.

Laisser Benjamin exposer à la nouvelle-venue la maigre étendue de ses connaissances, fit au jeune garçon l’effet d’un soufflet en plein visage. « Ne t’humilie pas comme ça…! » Eut-il envie de cracher, mais une fois encore, il fit honneur au marbre par sa neutralité.
Bien que parfaitement conscient du fossé que creusait l’expérience entre Pikadon et les deux novices, il y avait quelque chose en elle qui lui faisait grincer des dents. Ce n’était pas tant au niveau de l’apparence que de la personnalité, harmonieusement écarlate de la tête aux pieds et chaleureuse bien que vive en paroles, mais une première impression diffuse… qui lui filait à présent entre les doigts et se dispersait aux quatre vents comme si elle n’avait jamais existée.
Entretenant les flammes d’un grief qu’il n’arrivait plus à cerner, Kiyoshi se sentit honteux puis penaud, et trama une si digne révérence que ses défunts parents en auraient sauté au plafond.
« Je suis Kiyoshi. » Dit-il avec un brin de cérémonie, passant à la trappe son nom de famille. Puisque la demoiselle elle-même ne s’offrait que d’un « Pikadon », son sens de la bienséance ne lui tint guère rigueur de cette petite dissimulation. Pire, il eut la fugace impression qu’il faisait bien de ne pas se découvrir ! « Voilà ce que font de moi trois jours au dojo… ? » Le jeune garçon gémit intérieurement et baissa la tête, toujours pensif.

Il n’ajouta rien à la demande de Benjamin, convaincu qu’il était certainement préférable de bénéficier, si était-ce là l’intention de Pikadon, du cours d’une personne instruite.
Bien que cela n’eut pu changer que peu de choses, un grondant murmure persistait à souffler à Kiyoshi de prendre garde… A quoi ? Il n’en savait rien, et l’oublia sitôt pensé.

Elle sourit à la question de Benjamin et leva légèrement les mains, présentant ces paumes –un signe qui mettait toujours en confiance et prouvait de la bonne foi de l’interlocuteur :
« Si vous réfléchissez par vous-même, vous trouverez ma condition dans le dojo. » Elle rebaissa les bras. « Mais vous avez toujours une chance de vous tromper, bien sûr. »

Le premier des deux garçons ne semblait pas hostile à sa présence, il en paraissait même plutôt content, le deuxième, lui, c’était une autre affaire. D’ailleurs, elle le regarda droit dans les yeux lorsqu’il se présenta, eut un sourire et lui fit un clin d’œil – qui n’engageait pas forcément de bonne chose.

« Bon, voyons voir… »

Elle se retourna et enleva ses chaussures et ses chaussettes qu’elle jeta vers un arbre plus loin, tennis qui furent vite rejointe par la serviette humide qu’elle avait autours du cou. Elle remonta ensuite les bas de son pantalon jusqu’à ses genoux.

Quand elle se tourna à nouveau vers les garçons, le souvenir qu’elle avait sur le visage avait quelque chose d’un peu plus carnassier, trop légèrement, cela dit, pour paraître comme une menace. Elle s’étira un peu tout en parlant :

« Vous n’avez pas l’air d’être du genre à vous être déjà battu. » Elle avança d’un pas. « Et par battu, j’entends par là une rixe qui vise la mort. Une rixe poings nus. »

Elle rigola un peu : « Mais bon, super Pikadon est là pour vous. Là première chose que vous devez connaître, c’est votre corps. »

Elle regarda Kiyoshi, en levant la main : « Bien sûr, il est naturel de se rattraper quand on tombe. C’est un réflex hein… » Se ton de maîtresse d’école était sans doute pour déplaire. « Sauf que le corps réagit mal, très mal même. Comment faîtes vous si vous êtes poussés à taire et que vous vous rattrapez sur les mains, par réflex ? Vous croyez que votre adversaire va attendre que vous vous releviez ? Même avec de la chance, il suffit que celui en face de vous soit un tant soit peu malin, vous vous retrouverez en étranglement. Je dis bien étranglement car il est facile de compresser une gorge avec un pied. Surtout si vous avez affaire à quelqu’un qui pratique les arts de taijutsu asiatique. »

Elle mima en se mettant de travers quelqu’un qui donnait plusieurs coups de pieds en l’air. « Là, il tombe. » Et, avec une force qui s’exprima à travers le geste, elle écrasa du pied droit le sol. « Hop, il a les mains à plat par terre, il ne peut pas bloquer donc étranglement. Ce genre de chose là peut aller très vite. »

Pikadon eut encore un de ses rires aux accents doux, entrainant : « Donc, bannissez les réflex. Apprenez à connaître votre corps, apprenez vos façons de tomber pour les démonter. Pas de solution miracle, des séances de méditations, beaucoup d’entrainement. Il faut aussi une très bonne condition physique pour éviter les blessures. Bon, alors, comment réagir à une chute arrière. »

Elle désigna Benjamin du doigt : « Pousse moi, mais pousse moi vraiment fort, n’ai pas peur de me faire mal. » C’était une injure à la politesse japonaise, elle était passé avec un pur inconnu a une façon de parler familière, mais pour elle, ça n’avait rien de choquant

Les ravages d’une éducation en école anglaise.

Benjamin retint son dégoût. Ça puait l'éducation occidentale. Elle était japonaise, ça se voyait à son visage, mais avait tout de l'Europe. Vulgaire. La bonne impression qu'il en avait eu à son apparition pour aider s'estompait avec manières de sergent italien, ou pire, anglais. Son ton hautain n'aidait à rien, d'ailleurs. La façon de désigner les novices était presque méprisante. Enfin, c'était peut-être lui qui cherchait la petite bête dès qu'il eut classé Pikadon dans la catégorie "personne détestable parce qu'européenne et n'ayant aucune manière japonaise", mais c'était l'impression qu'il avait.
Enfin, il allait pouvoir la supporter, il allait devoir la supporter, après tout, même si elle n'était pas professeur, ça Benjamin n'en savait rien, elle était là pour les aider, et ça irait beaucoup plus vite que s'ils étaient restés livrés à eux-mêmes. Il se demandait pourquoi il avait déciddé de déserter les salles de cours à la base. Peur de l'humiliation du novice, sûrement... Il se sentait beaucoup plus à l'aise isolé, seul avec le professeur, qu'au milieu de gens qui le regarderaient se planter. Ou il se serait senti plus à l'aise si ledit professeur avait été japonais.
Se contentant d'acquiescer en fronçant les sourcils pendant le discours de Pikadon, il ne pouvait s'empêcher de voir Kiyoshi mal à l'aise, et il se demandait ce que ça voulait dire. Pas forcément quoi que ce soit de bon, mais après tout c'était très sûrement le même malaise que lui-même, largement poussé par l'éducation sans aucune faille de l'autre. Quand on lui demanda de pousser, il salua comme il était de mise, d'une légère courbette, et sans sourire, s'avança vers Pikadon. Se concentrant sur le fait qu'elle était sûrement anglaise, il la poussa, comme il aurait poussé n'importe quel ennemi juré pour le faire tomber d'un précipice. Ça allait à l'encontre de toute politesse, mais avec celle-là, il s'en fichait un peu.

Parfaitement immobile, son dos au repos, Kiyoshi demeurait d’une complète aphasie. Encore endolori par sa course, bien plus qu’il ne souhaitait se l’avouer, il s’économisait et se gardait de faire quelques mouvements superflus ou de prononcer la moindre parole inutile. Son regard était fixe, il capturait avec curiosité l’image de Pikadon et observait cette créature inconnue d’un mélange mitigé d’intérêt et de perplexité. L’épiait comme on étudie un animal exotique, peut-être dangereux, mais quelque part étonnamment attrayant.
Car il y avait quelque chose dans la personnalité de la demoiselle, qui le charmait, dans son caractère, une spécificité lui étant si étrangère et si éloignée qu’il ne pouvait que se sentir attiré.
Caresse un tigre et il te prendra ta main. Se rabroua le garçon.
Pikadon accentua son embarra du clin d’œil qu’elle lui destina pour une raison dont il n’avait guère envie de prendre connaissance, et le novice détourna finalement le regard en grinçant des dents. Il ne savait plus quoi en penser…
C’était là une personne chaleureuse, quoique apparemment dénuée de toute pudeur ou bon sens au vu de la manière dont elle se déchaussa pour exhiber ses mollets. Plus pratique ou non, sa pauvre mère se serait étranglée devant ce manque de réserve. Mais toute chaleureuse qu’elle était, la première impression qu’il avait eu d’elle était… mauvaise.
Un sentiment piquant, l’intuition qu’il était dangereux de se risquer à l’approcher, qu’il lui fallait l’éviter… et Kiyoshi était bien confus de ne savoir pourquoi. Il lui était pénible de se comporter comme s’il avait affaire à une ennemie sans réelle raison. Le garçon, légèrement rougi par la honte, baissa la tête pour dissimuler son trouble.
Il avait envie d’apprécier Pikadon, mais s’y refusait.

Kiyoshi rehaussa légèrement son regard pour suivre sur ses lèvres les explications de son instructrice. Se donnant des allures professorales, la rousse indiquait sans détour aucun le bien fondé de son raisonnement sur les chutes. Le visage ayant perdu toute couleur, le jeune garçon suivit avec horreur ces éclaircissements, et ce brutal retour à la réalité lui fit l’effet d’un sévère coup à l’estomac.
Oui, il était ici pour apprendre à tuer. A être un ninja. Évidemment qu’il ne pouvait offrir de sa considération à Pikadon. Pas à quelqu’un qui expliquait comment asphyxier son adversaire du talon avec le sourire !
Malgré son dégoût et la répugnance voilant ses traits, Kiyoshi s’aperçut avec écoeurement qu’il avait attentivement tout enregistré. Capable au mot près de répéter sa leçon sur l’importance de retenir ses réflexes, il se renfonça contre son arbre, sans même prêter attention à un énième manquement à la courtoisie la plus élémentaire de la part de leur professeur.

Depuis combien de jour était-il ici ? Trois, quatre… ? Eh bien cela promettait…
Il fallait au plus vite faire quelque chose… Kiyoshi doutait qu’un cœur tendre tiendrait le choc dans les semaines à venir.
Il fallait qu’il fasse quelque chose.